Coup d’Etat et transition: (dés)illusions démocratiques ?

Politique


Par Sékou Chérif Diallo


En prenant le pouvoir le 5 septembre 2021, le CNRD à sa tête le colonel Mamadi Doumbouya mettait ainsi fin à une dictature civile qui tirait sa supposée légitimité d’un habillage constitutionnel trafiqué. Ainsi, comme le souligne Samuel Huntington dans une étude sur « Les sources du prétorianisme », cité par Pierre Birnbaum et François Chazel, dans Sociologie politique Tome 2, 1971, en cas de chaos politique, l’hypothèse d’une intervention de l’armée dans la politique ne peut être totalement écartée dans les sociétés démocratiques. Selon lui, les causes les plus déterminantes de l’intervention de l’armée sont d’ordre politique et reflètent d’abord la structure politique et institutionnelle de la société. Les interventions de l’armée dans les pays dits du « sud » ne sont que la manifestation spécifique d’un phénomène plus vaste, à savoir l’absence d’institutions politiques capables de réguler et d’arbitrer les conflits.

Les militaires en Guinée, comme dans la plupart des pays africains, se considèrent comme garants des institutions et gardiens de la démocratie. « Gardiens de la démocratie » ? Il faut noter que cette rhétorique prétentieuse est parfois aux antipodes des réalités politiques dans plusieurs pays africains où l’armée est plutôt perçue comme le bouclier de fer qui se dresse entre les régimes dictatoriaux qu’elle protège et les peuples qui aspirent à la démocratie.

Ainsi, comme le souligne Céline Thiriot dans un article publié en 2008 intitulé La place des militaires dans les régimes post-transition d’Afrique subsaharienne : la difficile resectorisation, les armées africaines sont très perméables aux clivages politiques. Selon l’auteur, « avec des armées désinstitutionnalisées, des autorités politiques fragiles, la force reste une ressource politique, et les militaires conservent un rôle et un pouvoir qui va bien au-delà des casernes ». Si tous les observateurs sont unanimes sur la proximité d’intérêts entre l’univers politique et celui militaire dans le contexte politique africain, Céline Thiriot abondant dans le même sens, soutient que « la réelle neutralité politique de l’armée n’existe pas dans l’absolu même dans les démocraties occidentales qui s’en font le chantre ». En Afrique, explique l’auteur, le « caractère apolitique des militaires reste très théorique. L’intrusion des militaires en politique a longtemps été la norme plutôt que l’exception ».

Le mirage des coups d’Etat dits « à objectif démocratique »

Qu’est-ce qu’un coup d’Etat ? Pour reprendre la définition donnée par Olivier Duhamel et Yves Méry dans Dictionnaire constitutionnel publié en 1992, le coup d’Etat est un « changement de gouvernement opéré, hors des procédures constitutionnelles en vigueur, par une action entreprise au sein même de l’Etat au niveau de ses dirigeants ou de ses agents. Cette action, le terme coup le suggère, est soudaine et sollicite la force ». Selon ces auteurs « par nature, l’armée est au premier chef, concernée par le coup d’Etat. Sans armée, la probabilité du coup d’Etat, disparait ».

Quelle légitimité ? « Cedant arma togae » cette célèbre citation de l’homme d’État romain et brillant orateur Cicéron, qu’on pourrait traduire par « Que les armes cèdent à la toge », défend la prééminence de la démocratie sur la force. En d’autres termes, l’armée doit obéir au pouvoir civil. C’est un rappel à la légitimité démocratique et au pouvoir des urnes, car toute chose imposée sans concertation est contraire à la démocratie. Georges Burdeau dans Traité de science politique, les régimes politiques, publié en 1970 abonde dans le même sens lorsqu’il écrit que la démocratie n’acquiert son véritable sens que si elle exclut « le pouvoir d’une autorité qui ne procéderait pas du peuple ». Selon cet auteur, « personne ne peut commander dans l’Etat qu’en vertu d’une investiture régulière. Il faut un titre pour commander et ce titre c’est la constitution qui définit les conditions dans lesquelles il doit être acquis. Elle désigne les gouvernements et fonde, du même coup, leur légitimité ».

Par ailleurs, il ressort de nos lectures, que la question des objectifs et finalités des coups d’Etat en Afrique occupe une place importante dans les débats politiques. Si le principe d’une condamnation systématique par les Etats et organisations internationales des coups d’Etat n’est plus à justifier car juridiquement inacceptable, il faut toutefois souligner que certains coups d’Etat (très peu nombreux) ont permis de restaurer la « démocratie » dans certains pays.

Ainsi, plusieurs auteurs se sont intéressés à cette réalité exceptionnelle dans un environnement africain où les coups d’Etat apparaissent le plus souvent comme le prolongement d’une pathologie politique endémique. Prenant l’exemple du Niger, Ismael Mador Fall dans un article intitulé La construction des régimes politiques en Afrique : succès et insuccès publié en 2014, n’hésite pas à parler de phénomène des coups d’État « salvateurs », « générateurs de constitutionnalisme ». Pour cet auteur, le putsch mené par le Général Salou Djibo en 2010 contre le régime du Président nigérien Mamadou Tandja, bien que condamnable dans son essence, est comptabilisé au nombre des « coups d’État salvateurs ». Il faut rappeler que Mamadou Tandja comme Alpha Condé, avait procédé à la modification de la constitution nigérienne pour s’octroyer un troisième mandat illégitime et illégal.

Coups d’Etat « salvateurs » pour les uns, « salutaires » pour d’autres, certains auteurs parlent carrément de coups d’Etat démocratiques. Le plus célèbre parmi ces auteurs ayant défendu la notion de « coup d’Etat démocratique » est le chercheur d’origine turque Ozan Varol de l’université de Harvard qui, dans un article publié en 2012 intitulé The Democratic Coup d’Etat, soutient que les coups d’Etat militaires pourraient mener, dans certains cas, à la démocratie. Cependant, l’auteur souligne que la grande majorité des coups d’État ne rentrent pas dans ce cadre parce qu’ils n’aboutissent pas forcément au renforcement de la démocratie par l’organisation d’élections libres et transparentes. Pour être qualifié de coup d’Etat démocratique, selon l’auteur, un certain nombre de caractéristiques sont indispensables. Parmi lesquelles : le coup d’Etat est perpétré contre un régime autoritaire ; c’est une réponse à un rejet populaire du régime ; l’armée accepte d’organiser des élections dans un délai court et procède au transfert du pouvoir à des dirigeants démocratiquement élus.

Poursuivant sa démonstration, Varol, souligne que les objectifs poursuivis par les auteurs des putschs et la manière de gérer le pouvoir (la transition) sont des indicateurs qui permettent de faire la distinction entre les coups d’Etat classiques, perpétrés par des personnes désireuses de prendre et exercer le pouvoir dans leur propre intérêt et les coups d’Etat à « objectif démocratique » où les putschistes affichent une volonté de rectification d’une trajectoire jugée autocratique du régime déchu. Dans les coups d’Etat classiques, les putschistes s’emparent de tous les leviers du pouvoir, tandis que chez les putschistes « prodémocraties », on observe une volonté d’impliquer les autres acteurs politiques et sociaux dans la gestion du pouvoir.

À l’instar des autres coups d’Etat observés en Afrique, celui perpétré par le CNRD en Guinée suit une démarche connue et assez documentée qui consiste à vouloir rassurer l’opinion sur leurs intentions : annoncer la suspension de la constitution en vigueur, la dissolution des institutions, et promettre le retour rapide à l’ordre constitutionnel. Dans un environnement de méfiance face aux velléités des putschistes de s’éterniser au pouvoir, réalités très observées dans les pays qui ont enregistré la prise du pouvoir par l’armée, les déclarations d’intention ne suffisent pas le plus souvent. D’où la question, pertinemment légitime d’ailleurs, de la durée de la transition.

L’incertitude et les promesses impossibles à tenir au menu de la transition

Quelle durée « raisonnable » ? Les partisans d’une transition longue rivalisent d’arguments avec ceux qui pensent le contraire. Pour répéter la rhétorique du juste milieu : elle ne devrait pas être très longue ni très courte.

Chaque camp tient un argumentaire qui conforte un positionnement idéologique ou partisan. Si le Colonel Mamadi Doumbouya, chef de la junte en Guinée, ne cesse de marteler sa volonté de mener la transition à terme sans se présenter aux prochaines élections, une position déjà mentionnée dans la charte de la transition dans son article 46 qui stipule : « Le Président et les membres du Comité National du Rassemblement pour le Développement ne peuvent faire acte de candidature ni aux élections nationales ni aux élections locales qui seront organisées pour marquer la fin de la Transition. La présente disposition n’est susceptible d’aucune révision », force est de constater une légère évolution du discours sur la question de la durée de la transition. Dans la charte de la transition, l’article 77 ne précise pas clairement que c’est le CNT (conseil national de la transition) qui sera chargé de fixer la durée de la transition. Cet article stipule que « La durée de la Transition sera fixée de commun accord entre les Forces Vives de la Nation et le Comité National du Rassemblement pour le Développement ». Certes, le CNT dont la mise en place traine toujours, sera composé de différentes composantes de la société guinéenne, mais il aurait été plus judicieux de préciser dans la Charte que ce sont les forces vives de la nation « réunies au sein du CNT » qui auront cette autre mission.

Pour évaluer la bonne foi des putschistes sur leurs intentions de favoriser un retour rapide à l’ordre constitutionnel ou de s’éterniser au pouvoir, la présentation d’un chronogramme détaillé et cohérent est la principale exigence des acteurs politiques mais aussi des organisations internationales. Après avoir ‘’applaudi’’ la prise du pouvoir par l’armée, les acteurs politiques ne comptent pas restés dans une position de spectateur. S’il n’y a aucun doute sur leurs préférences en faveur d’une transition courte, ils restent toutefois, très prudents face au CNRD pour éviter un quelconque « accrochage ». Mais jusqu’à quand ?

Sur le plan international, la pression ne faiblit pas. Le cas malien illustre bien cette intransigeance de la CEDEAO de faire vivre un « enfer » aux putschistes indélicats et qui ont pour ambition de s’éterniser au pouvoir. Dans une étude de l’IFRI intitulée Transitions politiques : les déboires du modèle de sortie de crise en Afrique publiée en 2016, les auteurs Mathilde Tarif et Thierry Vircoulon soulignent que « la communauté internationale confère généralement aux gouvernements de transition une espérance de vie de deux ans, au terme desquelles ils doivent s’autodétruire électoralement. » Toutefois, ces auteurs rappellent que « la priorisation des élections comporte son lot d’inconvénients pour le processus de sortie de crise ». C’est bien là, le fondement de l’argumentaire des partisans d’une transition longue. Ces derniers soutiennent que la transition est le moment propice pour refonder l’Etat. Qui parle de refonder un Etat, parle forcément d’une mission à envisager dans la durée. La refondation de l’Etat, une mission impossible en période transitoire ?

À l’instar des autres transitions militaires en Afrique, celle en cours en Guinée n’échappe pas à cette promesse de refondation de l’Etat. Dans son article 2, la Charte de la transition énumère les missions de la transition dont entre autres : « – la refondation de l’Etat pour bâtir des institutions fortes, crédibles et légitimes garantissant un Etat de droit, un processus démocratique inclusif, apaisé et durable, gage d’un développement social, économique et culturel effectif ; – l’engagement de réformes majeures sur les plans économique, politique, électoral et administratif ; – le renforcement de l’indépendance de la justice et la lutte contre l’impunité ; – l’instauration d’une culture de bonne gouvernance et de citoyenneté responsable ;…). Des grandes ambitions, dira-t-on. Pour les sceptiques, ces missions soulèvent la question de leur faisabilité. On est tenté de se poser la question : les transitions sont-elles un moment pour une refondation des institutions de l’Etat ? Pour répondre à cette question, revenons sur l’étude de l’IFRI intitulée Transitions politiques : les déboires du modèle de sortie de crise en Afrique publiée en 2016. Les auteurs de cette étude, à partir d’exemples des transitions politiques au Mali (celle de 2012), en Centrafrique et en Somalie dressent le bilan de cette promesse majeure de refondation de l’Etat en ces termes : « la facilité avec laquelle ils [les gouvernements de transition ndlr] promettent une refondation des institutions de l’Etat contraste avec l’absence de progrès dans la mise en œuvre de cette dernière. Les autorités de transition rédigent toutes les nouvelles constitutions mais elles se montrent incapables d’enclencher les réformes de gouvernance pourtant mises en avant dans leurs feuilles de route et de rompre avec les pratiques de corruption des régimes précédents. En d’autres termes, durant la transition, la réforme de gouvernance est une rhétorique vide. »

Sur la problématique de la corruption, l’étude souligne que « S’il est impossible d’affirmer que la corruption augmente durant les transitions, force est de constater que l’environnement lui reste très favorable. D’une part, les institutions habituelles de contrôle des finances publiques et les institutions judiciaires sont ineffectives ; d’autres, les gouvernants de la transition se savent temporaires et potentiellement voués à une disparition politique, ce qui accroit leur incitation à se servir tant que cela est encore possible ». Pour illustrer cette réalité, en 2015 plusieurs médias publiaient des informations concernant une décision des autorités centrafricaines post-transition d’auditer toutes les institutions sur leur gestion pendant la période de transition notamment le dossier sur l’affaire du don angolais (2,5 millions de dollars sur les 10 millions) n’étaient pas passés par les caisses du Trésor public. Au Burkina Faso, l’audit du gouvernement de transition, commandé par Roch Marc Christian Kaboré, avait révélé que le gouvernement de la transition a eu “massivement” recours aux “procédures exceptionnelles” (entente directe et appels d’offres restreints) pour les marchés publics. Le rapport accusait également l’ex-Premier ministre de la transition Isaac Zida et dix-huit membres de son gouvernement, des membres de leur famille, de s’être fait attribuer des parcelles dans le quartier chic de Ouaga 2000 en violation flagrante des textes. En Tunisie, International Crisis Group dans un rapport publié en 2017 intitulé La transition bloquée : corruption et régionalisme en Tunisie, dénonçait la corruption et le clientélisme qui menacent la transition démocratique dans ce pays, décrite comme un succès après le soulèvement populaire de 2011.

Si l’unanimité se dégage sur l’urgence de lutter contre la corruption, on peut toutefois, se poser la question de savoir : jusqu’où les autorités d’une transition peuvent aller en matière de lutte contre la corruption ? Pierre Jacquemot, dans un article intitulé Comprendre la corruption des élites en Afrique subsaharienne, publié en 2012, soutient que si l’impunité doit être combattue, la sanction soulève de nombreuses questions car, souligne l’auteur « à un moment donné, la boucle répressive se ferme sur elle-même, quand celui qui doit réprimer un cas de détournement de fonds publics se révèle en être l’un de ses bénéficiaires ».

En créant la Cour de répression des infractions économiques et financières (CRIEF), les autorités de la transition guinéenne ambitionnent de lutter contre la délinquance financière, notamment les détournements de deniers publics. En attendant les premiers résultats de cette juridiction pour évaluer l’effectivité de la volonté des autorités de transition à faire de la lutte contre la corruption et les détournements de deniers publics une mission centrale de la transition, plusieurs observateurs restent cependant sceptiques. Et si l’ouverture de tous ces chantiers obéissait à un schéma que certains qualifieraient de « populiste » ? Le terreau politique guinéen est très fertile pour une telle entreprise d’enfumage généralisé. Sans faire de procès d’intention aux autorités de transition, observons avec lucidité le processus qui semble grippé par des zones d’ombre autour de la durée de la transition mais aussi la question de l’impunité.

Pour conclure, rappelons que les transitions sont éminemment politiques contrairement aux discours que tiennent certains acteurs de la transition et comme le soulignent les auteurs Mathilde Tarif et Thierry Vircoulon dans le rapport de l’IFRI cité plus haut, « les transitions politiques sont des périodes fondamentalement conflictuelles bien loin de l’unité nationale et du sursaut patriotique que réclament les circonstances dramatiques et que célèbrent les discours officiels du moment ». D’où la nécessité de trouver sans cesse un compromis pour donner à la transition une chance d’aboutir aux objectifs démocratiques qu’elle s’est fixée. Une idée partagée par Céline Thiriot dans Rôle de la société civile dans la transition et la consolidation démocratique en Afrique : éléments de réflexion à partir du cas du Mali, publié en 2002, qui soutient que la transition vers la démocratie apparaît comme un compromis entre les différents acteurs. À propos, l’auteur cite Bratton et Van De Walle, Democratic Experiment in Africa. Regimes Transitions in Comparative Perspective publié en 1997 : « La clé des transitions démocratiques est la capacité des participants à parvenir à des accords arbitrés qui donnent à chacun au moins une partie de ce qu’il voulait ».

Sékou Chérif Diallo Fondateur/Administrateur www.guineepolitique.com

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