Guinée : ma CENI et mon fichier, le « trousseau de l’autocrate »


Les signes sont inquiétants, les incertitudes se multiplient, les positions se radicalisent, les enjeux sont importants, les élections à venir en Guinée présentent tous les éléments d’alerte d’une crise majeure.


En affirmant lors d’un meeting de soutien à N’Zérékoré le 16 novembre 2019 qu’il y a désormais « deux Guinée », Alpha Condé ôte le manteau de président censé rassembler tous les guinéens (qu’il n’a d’ailleurs jamais véritablement porté) pour celui d’un autocrate prêt à tout pour se maintenir au pouvoir aux termes de ses deux mandats consécutifs. La réalisation de ce projet plongera le pays dans une profonde instabilité politique, sociale et économique. Tous les scénarios sont ouverts. Revivre les périodes sombres de coup d’état serait tout simplement catastrophique pour ce pays. En affaiblissant les institutions et les instruments légaux de transfert du pouvoir, Alpha Condé fait le travail préalable que tout potentiel putschiste aspire : avoir des raisons valables de passer à l’acte et compter sur la légitimation de la subversion par le peuple.

En Mauritanie, lorsque le général Aziz prend le pouvoir en août 2008,
il affirme vouloir « sauvegarder les acquis démocratiques » en accusant
le président déchu d’avoir violé « les dispositions de la
Constitution », de n’avoir rien fait contre la hausse vertigineuse des
prix des denrées alimentaires, d’avoir « créé un climat propice à la
généralisation de la mauvaise gestion, du détournement des deniers
publics et de la corruption ». La légitimité des coups d’Etat se construit également sur l’idée d’un risque de troubles ethno-tribaux,
en renvoyant l’instabilité potentielle du pays non seulement à une
mauvaise gestion politique et économique, mais aussi à une nature
intrinsèquement anarchiste de la société. L’appropriation de tels
arguments dans le contexte guinéen est aujourd’hui facilitée par les
agissements du pouvoir de Conakry.

Certes, un chef d’Etat peut toujours compter sur des loyalistes au
sein de la grande muette pour protéger son pouvoir mais parfois les
évènements s’accélèrent de façon inattendue. Au Soudan, tout à commencer
par une décision du gouvernement de confier les importations
céréalières au secteur privé, qui a occasionné l’augmentation du prix du pain. Pour des raisons bien calculées, les officiers militaires soudanais ont préféré sacrifier le puissant Omar El Béchir.

La Guinée doit réussir sa première transition pacifique du pouvoir.
Il revient à la majorité rassemblée autour de l’esprit du FNDC de
combattre tous les projets (le plus souvent pilotés par de groupes
d’individus aux intérêts convergents) qui mettraient en péril la paix et
la stabilité du pays. Après avoir été une terre d’accueil pour des milliers de sierra léonais,
libériens et ivoiriens, la Guinée ne peut se permettre de sombrer dans
le chaos parce que tout simplement un petit groupe a décidé de modifier
les règles du jeu démocratique qui garantissent la paix, la stabilité et
le vivre ensemble.

Manipulation du fichier électoral

Depuis le 21 novembre 2019, les opérations d’enrôlement et de révision du fichier électoral se déroulent sur toute l’étendue du territoire national en prélude aux élections législatives du 16 février 2020.

La problématique du fichier électoral a toujours été au centre des
crises de confiance entre les acteurs politiques guinéens. L’opposition
politique n’a cessé de dénoncer les « anomalies » sur le fichier
électoral. Selon Sidya Touré,
président de l’Union des forces républicaines (UFR), le fichier
électoral « comporte plus d’un million et demi d’électeurs fictifs
répartis dans les régions de Kankan, Faranah, Nzérékoré et même Labé ».
C’est aussi l’avis de Aliou Condé,
le secrétaire général de l’Union des forces démocratiques de Guinée
(UFDG) « Le fichier électoral comporte 77 % d’anomalies, trois millions
de personnes, soit la moitié de l’électorat, n’ont pas de données
biométriques ». Si le président de la CENI dément l’existence de fictifs,
en reprenant une des conclusions du rapport d’audit à savoir des
électeurs inscrits mais dont les données biométriques sont manquantes,
les signalements des cas d’enrôlement de mineurs dans les zones acquises
au parti au pouvoir sont nombreux et des preuves vidéos circulent sur les réseaux sociaux depuis le début des opérations.

Déjà en 2015, les révélations de la députée de l’opposition Fatoumata Binta Diallo assurant avoir observé dans la région de Faranah l’enrôlement de mineurs
avaient suscitées de vives réactions des responsables du parti au
pouvoir qualifiant ces accusations d’infondées. Face à l’ampleur des
accusations de l’opposition sur cette question d’enrôlement de mineurs,
le comité technique de suivi du fichier électoral était sorti de sa
léthargie en publiant un rapport
le 12 septembre 2015 avec une recommandation spécifique sur la
question de l’âge : « Renforcer le contrôle de l’âge lors de la
distribution des cartes et prendre les dispositions pour que les
directives de la CENI en la matière s’imposent à tous ».

Le dialogue politique inter-guinéen (Accords du 12 octobre 2016)
avait mis un accent particulier sur le recrutement d’un « cabinet pour
réaliser un audit complet du fichier électoral ». Deux ans après,
débutaient les travaux d’audit du fichier électoral pilotés par des experts de l’Union européenne, de l’OIF et du PNUD. Le 10 octobre 2018,
les membres du comité technique d’audit du fichier électoral ont remis
le rapport d’audit du fichier électoral au ministre de l’Administration
du Territoire et de la Décentralisation. Interrogé sur le contenu du
rapport, le président dudit comité Mamady III Kaba affirmait ceci : « Il
y a effectivement un nombre très élevé, un million cinq cent trente
mille et quelques (1 530 000) électeurs, qui n’ont pas leurs données
biométriques au complet
 ». Sans parler de l’existence d’électeurs
fictifs comme le dénonce l’opposition, Kaba avance une toute autre
explication : « L’équipe d’experts, composée de sept (7) personnes, a
trouvé des raisons pouvant justifier cet état de fait. Et l’une de ces
raisons majeures, il y a eu plusieurs opérateurs qui ont travaillé sur
le fichier électoral guinéen au fil du temps. Les opérateurs
n’utilisaient pas le même système et du coup, le transfert d’un
opérateur à un autre, a altéré certaines données biométriques notamment,
les empreintes. » Pour l’opposition politique, les anomalies sont nombreuses :
« plus de 1 564 388 électeurs inscrits dans le fichier sont sans
empreintes digitales, plus de 3 051 773 d’électeurs non dédoublonnés,
plus de 3.000.000 d’électeurs sont nés entre un 1er janvier et un 1er
juillet, et donc un peu plus de la moitié des électeurs ne peuvent pas
produire un acte d’état civil avec une date de naissance exacte ». Pour
corriger ces anomalies, elle recommande :
« Au vu des doublons persistants du nombre de citoyens sans données
biométriques et de décédés qui pourraient encore figurer dans la base
des données, un contrôle physique de l’ensemble des électeurs s’impose.
Chaque citoyen revient confirmer ou compléter ses données
alphanumériques et biométriques pour qu’il soit maintenu dans la base. »

Malgré toutes les recommandations formulées dans le rapport d’audit
et les dénonciations sur le manque de transparence dans l’établissement
du fichier électoral, l’enrôlement de mineurs reste une pratique
frauduleuse redoutable que le pouvoir en place compte rééditer pour
remporter les élections futures. Pour vanter les efforts de la CENI, un
expert de l’OIF n’avait pas hésité à affirmer lors d’une conférence de
presse tenue à Conakry le 21 octobre 2019 que : « la CENI a fourni
l’effort d’acquérir un autre programme d’appui, c’est le programme ABIS
qui est un programme hautement performant pour la détection des
enrôlements multiples ». Selon cet expert «  l’ABIS permettra aussi à faire d’autres recherches telles que la reconnaissance de l’âge potentiel de l’électeur ». Aujourd’hui, les images montrant l’enrôlement de mineurs
dans la région de la haute Guinée font penser à des actions coordonnées
et encouragées par les autorités locales avec la bénédiction des
commanditaires basés à Conakry.

Face à l’ampleur des dénonciations de ces pratiques sur les réseaux sociaux, le président de la CENI s’est fendu d’un communiqué
ce dimanche 2 décembre 2019 pour annoncer les dispositions prises par
son institution : « le Président de la CENI constate sur les réseaux
sociaux des images faisant allusion à des cas d’enrôlement de mineurs.
La CENI mène des enquêtes et prend déjà des dispositions informatiques
pour déceler et radier tout enregistrement de mineurs. Sur la question
il demande : – Aux présidents de CEPI de faire le tour des CAERLE et de
prendre des dispositions disciplinaires contre tout membre de CAERLE
impliqué dans un cas d’enregistrement illégal. – A ETI-Bull de mener des
enquêtes et de relever de sa fonction tout opérateur de saisie qui
aurait enrôlé un mineur. – Et, le logiciel dont dispose la CENI permet
de faire un audit et de savoir exactement quel operateur et à quel
moment il ou elle a enrôlé un électeur. » En attendant, la fabrique d’un
électorat composé de mineurs se poursuit dans les fiefs du parti au
pouvoir.

L’enrôlement des mineurs, une tradition politique africaine

Si certains observateurs n’hésitent pas à réduire les consultations
électorales à de « simples formalités administratives » qui seraient
dominées par des acteurs politiques se livrant à un « banditisme
électoral plutôt qu’à une compétition loyale », pour reprendre la
formule de Kassoum Tapo l’ancien président de la Commission électorale
nationale indépendante du Mali, il faut toutefois noter que les graves
dysfonctionnements observés dans le déroulement des opérations
d’enrôlement des électeurs en Afrique de façon générale résultent d’une
volonté manifeste des pouvoirs en place de violer les règles du jeu
démocratique. Quantin dans son article intitulé « les élections en Afrique: entre rejet et institutionnalisation » explique
ces dysfonctionnements comme : « des stratégies jouées par les groupes
au pouvoir menacés dans leur hégémonie par une installation durable de
la règle de la majorité».

Pour Mokamanede cité par le chercheur Koné, auteur d’un article intitulé : TIC et processus de démocratisation en Afrique
: pour un système de gestion transparente des élections par
l’expérience du « Parallel Vote Tabulation » (PVT), le processus
électoral en Afrique souffre de deux contraintes : les contraintes
institutionnelles et socio-culturelles. Il note que les structures des
régimes à parti unique n’ont pas changé et les pays africains ne
disposent pas de données démographiques fiables.

L’enrôlement des mineurs est une recette politique très prisée dans
les palais africains où les présidents autocrates cherchent par tous les
moyens à contourner les exigences de transparence et de sincérité des
opérations électorales. Lors des élections générales au Burundi de 2015,
l’opposition ne cessait de dénoncer des distributions massives de
cartes nationales d’identité à des mineurs et aux seuls militants du
parti au pouvoir le CNDD-FDD. Les mêmes pratiques ont été observées en
RDC lors des élections présidentielle et législatives de novembre 2011, dans la province du Katanga (sud-est du pays), où des cartes d’électeur étaient distribués à des enfants d’une dizaine d’années. Dans la déclaration préliminaire de la Mission d’observation de l’Union africaine
aux élections législatives du 20 Décembre 2018 au Togo, les
observateurs n’ont pas manqué de rappeler que l’audit des listes
électorales avait pour but « d’éliminer certaines irrégularités
constatées notamment l’enrôlement des mineurs et les inscriptions
multiples ». Toujours au Togo, la mission d’observation électorale de l’Union européenne
pour l’élection présidentielle de 2010 soulignait déjà des cas
d’enrôlements de mineurs : « La MOE UE a relevé dans tous les CRV
(Centre de révision et de vote ) des régions de la Kara et des Savanes
(nord du pays) observés le jour de la révision supplétive des cas
d’enregistrement d’individus dont l’apparence portait à croire qu’ils
étaient mineurs.» Au Tchad lors de l’élection présidentielle de 2016,
les opposants accusaient l’administration chargée du fichier électoral
d’enrôler des mineurs, des électeurs fictifs et des réfugiés.

Il faut noter que les expériences ont démontré que les processus
électoraux peuvent stimuler ou catalyser des conflits sociaux majeurs.
Dans une publication du bureau des nations unis en Afrique de l’Ouest et
le Sahel intitulée « Comprendre la violence électorale pour mieux la prévenir ».
Nous pouvons lire ceci : « La violence électorale est déclenchée
pendant la période électorale quand des parties en position de force ou
de faiblesse constatent que l’autre partie établit de manière
unilatérale les règles du jeu électoral qui la favorisent. Les sujets
sur lesquels ce déclenchement est plus rapide restent : la mise en place
du fichier électoral, la mise en place de l’administration électorale
et les résultats électoraux. »


Sékou Chérif Diallo
Fondateur/Administrateur
www.guineepolitique.com