Les Russes et le «petit bijou» de la Guinée [Octobre 2009]

« C’est une expropriation illégale ! », a déclaré, furieux, le ministre russe des affaires étrangères Sergueï Lavrov. Le 10 septembre, la justice guinéenne a en effet annulé la vente de l’usine de bauxite Friguia au moscovite Rusal, estimant que le prix payé en 2006 était trop bas. C’est le dernier épisode de la bataille qui oppose les salariés à l’entreprise, accusée de laisser dépérir le site, fleuron de l’économie nationale, tout en durcissant les conditions de travail au nom de la crise.

Des arbres centenaires, des ouvrages coloniaux, un paysage de forêts denses et de rocs verdoyants ; puis, soudain, grandeur nature, apparaît l’image reproduite sur les billets de banque guinéens : les mines de bauxite de Fria, à deux heures de route au nord de Conakry. Trois immeubles en béton, ornés de milliers de balcons et de presque autant d’antennes paraboliques : ce sont les logements construits par le groupe Pechiney pour ses expatriés, maintenant une présence économique de la France à l’époque où le général de Gaulle, vexé par le rejet de la population locale (1), prenait subitement ses distance avec la Guinée, en 1958. Fièrement affiché se détache le slogan de Russki Alumini (Rusal), l’entreprise russe qui a acheté le « petit bijou » privatisé de la Guinée : « Responsabilité, fiabilité, compétence. »

Au huitième étage, M. Bakary Kourouma décroche un tableau. Petit cadeau remis par l’entreprise à la fête des métallurgistes, en 2006, ce « diplôme d’honneur » félicite cet ouvrier qualifié « pour le service rendu à son département et sa contribution au développement de l’usine ». Il gagne environ 900 000 francs guinéens (120 euros) pour gérer le groupe électrique et l’approvisionnement de la ville en eau, qui dépend entièrement de l’entreprise. Mais, corrige-t-il, tout compte fait — « pour maman, 200 000 francs ; pour papa, 100 000 ; 100 000 pour ma sœur et mon frère ; 50 000 pour téléphoner ; 50 000 de taxi-moto pour aller travailler… » —, il ne gagne que 15 euros par mois. M. Kourouma travaille sous les ordres de cadres qui logent dans une vaste villa que l’on voit du balcon. Les barbelés qui l’entourent protègent, outre quarante expatriés russophones, une piscine.

Il y a à peine soixante ans ne se dressaient ici que les quelques cases d’un village aujourd’hui rayé de la carte, Kimbo. Il a laissé la place à une cité de soixante mille habitants organisée autour de la « première usine d’alumine en terre africaine ».

Une ville-usine à l’européenne

Au début de l’année 1957, la compagnie Fria se constitue avec la participation d’entreprises américaine, françaises, anglaise, suisse et allemande (2). La responsabilité de la construction et de l’exploitation est toutefois confiée intégralement à Pechiney. En 1973, Fria devient la société d’économie mixte Friguia, avec la Guinée comme actionnaire majoritaire (51 %). Pechiney se retire en 1997, laissant l’entreprise à l’Etat pour 1 dollar symbolique. Il y a six ans, l’usine privatisée était cédée à Rusal.

Sous des nuages de poudre de bauxite, Fria se présente comme une ville-usine à l’européenne, avec ses cités ouvrières hiérarchisées par niveau de qualification, ses cheminées, ses hauts-fourneaux et ses « constructions sociales » — stades, maisons de jeunes, piscine —, expression du paternalisme affiché par le fleuron français de l’aluminium, Pechiney (3). La Guinée détiendrait près de seize milliards de tonnes de bauxite, soit un bon tiers des réserves mondiales connues de ce minerai, à la base de l’aluminium. Assez pour s’assurer, au rythme actuel, seize siècles de production… Cela représente en 2009, avec le fer, les diamants et l’or, 20 % du produit intérieur brut (PIB) du pays et 80 % de ses exportations.

Depuis l’effondrement des cours à l’automne 2008  (4), les mille deux cents ouvriers — et les mille six cents employés de sociétés sous-traitantes — sont confrontés au refus de la direction de remplacer certaines machines. « On fait tourner l’usine en bricolant, en remplaçant les pièces d’une machine par celles d’une autre, raconte un ouvrier. Les fournisseurs ont accumulé tellement de factures impayées qu’ils ont suspendu toute livraison de marchandises. » La direction, invoquant la crise, refuse également toute hausse de salaire et reste une des seules entreprises minières en Guinée à ne pas appliquer le salaire minimum national, soit 2,5 millions de francs guinéens (330 euros).

Les salariés sont invités à se « responsabiliser », peut-on lire dans le bulletin hebdomadaire de l’entreprise La Voix de Rusal (mai 2008) : « Si chacun prenait à bras-le-corps ses responsabilités, notre usine se porterait mieux et marcherait comme sur des roulettes. » Au lieu de se plaindre de la dégradation de l’outil industriel et de l’autisme des Russes, qui vivent entre eux et ont « écarté les Guinéens de tout poste de direction », les ouvriers devraient, selon le journal, se demander : « Que puis-je faire pour aider l’usine dans cette situation difficile ? Qu’ai-je fait, personnellement, pour la réduction des frais, pour l’amélioration de la productivité ? »

Un an auparavant, pour contrer les protestataires qui reprochaient à l’usine les coupures de courant récurrentes dans la ville, Rusal a même organisé… un concours de dessins d’enfants sur le thème : « Je sais économiser l’électricité »… Personne ne se leurre. Vieil ouvrier formé par Pechiney, M. Ibrahima Diallo Taribé, aujourd’hui chef de gare, dit ne pas connaître les « mécanismes mondiaux de l’aluminium », mais il ne lui a pas échappé qu’en 2008 Rusal est devenu le deuxième groupe mondial du secteur. Son patron, M. Oleg Deripaska, dixième fortune de Russie, est un proche de M. Vladimir Poutine.

Sous son gilet orange de sécurité, M. Gennadiy Ulyanich, chargé de la communication du groupe, a enfilé la chemise des Peuls, une des ethnies de Guinée. Il faut bien un peu de couleur locale pour faire passer la pilule de la « crise ». Dans son bureau, face à une photo de ses enfants restés en Ukraine, il met la dernière main à La Voix de Rusal, digne héritière du Bulletin Pechiney.

Entre deux relectures d’articles qu’il doit systématiquement envoyer en Russie pour validation, M. Ulyanich confie son malaise : « A Moscou, ils ne se rendent pas compte qu’il y a ici des pères de famille dans la difficulté, et que chaque ouvrier a des dizaines de bouches à nourrir. » Il confie, mi-fier, mi-inquiet : « Les Guinéens m’ont dit que le jour où ils nous chasseront, je serai le seul dont ils auront pitié ! » Et le cadre ukrainien de voir « les Chinois » succéder à Rusal.

Début avril 2009, les ouvriers de Friguia choisissent de réagir en faisant grève. Ils en appellent au capitaine Moussa Dadis Camara, qui a succédé au président défunt Lansana Conté (5) à la suite d’un putsch, en décembre 2008. Les travailleurs chassent de Fria la direction de Rusal. Le capitaine Camara tance l’entreprise tout en exigeant des ouvriers qu’ils reprennent le travail. Début juin, les plus bas salaires sont relevés de 40 euros par Rusal, mais l’entreprise refuse toujours d’appliquer le salaire minimum.

Dans une cour de la « cité célibataires », un quartier composé d’immeubles aux petites pièces lézardées équipées d’un lavabo, une dizaine de salariés bravent l’interdiction que la direction leur a faite de parler aux journalistes. Manœuvres ou employés de sous-traitants, ingénieurs ou agents de maintenance, ils ne sont pas dupes des « efforts » qu’on prétend leur imposer au nom de la crise mondiale : « Les Russes nous demandent d’accepter de vivre mal pour que le groupe reste. C’est du chantage ! »

« Quand ils sont arrivés, ils ont promis aux habitants qu’ils conserveraient tous les avantages, se souvient M. Mamadi Kourouma, membre de la Confédération guinéenne des syndicats libres (CGSL), majoritaire dans l’usine. Mais on n’entend que le discours sur la réduction des coûts. Auparavant, nous avions nos logements entretenus par l’entreprise, pas de coupures de courant et des aliments moins chers, avec l’épicerie pour ouvriers Economat. » Ce salarié de 29 ans, qui n’a pourtant connu que l’épilogue de l’époque Pechiney, exprime l’idéalisation du groupe français qui habite la population — et le rejet des Russes qui l’anime.

Les nombreux « avantages » dont les habitants ont hérité sont en effet dans des états variables : s’ils disposent d’un centre de formation flambant neuf, les équipements sportifs (stades, piscine, pistes d’athlétisme) sont vétustes ; l’eau et l’électricité, jadis gratuites, contingentées ; le jardin d’enfants a été fermé ; le service de transport des missionnaires et des familles pour Conakry a été confié à la sous-traitance ; l’« hôpital Pechiney », comme l’appellent les habitants, longtemps reconnu comme le meilleur de Guinée, a vu son budget diminuer et n’est plus systématiquement approvisionné en médicaments. En revanche, les logements sont demeurés gratuits.

Face à la hausse du prix de l’essence et des denrées alimentaires, la population de Fria a organisé, début mars 2009, une marche de soutien au régime putschiste qui promet de « lutter contre la corruption » et de « renégocier tous les contrats miniers ». L’ombre de l’ancien président, grand fossoyeur de l’économie du pays — ses propres fils étaient à la tête de vastes réseaux de drogue, de prostitution et de corruption —, plane sur ce qu’il convient d’appeler l’« affaire Fria », parfaite illustration du « bradage » des ressources nationales à des groupes étrangers, prospérant dans un pays qualifié par ses propres habitants de « scandale géologique ».

Au cœur de la réprobation populaire : le prix de rachat de l’usine (environ 14 millions d’euros) par Rusal, en 2003, alors que des cabinets d’audit l’estimaient à 175 millions d’euros. Le 10 septembre, le tribunal de première instance de Conakry a invalidé la vente, mais Rusal peut faire appel, soutenu par Moscou, ou tenter de renégocier.

Nostalgie d’une époque révolue

Monsieur Pavel Ovchinnikov, le directeur, se défend de vouloir fermer l’usine tout en soulignant que « la consommation d’aluminium dans le monde a atteint son niveau le plus bas depuis vingt-deux ans ». Il rappelle que « la Russie s’est toujours comportée en partenaire de confiance du développement économique des pays africains ». Et il relate volontiers la façon dont, dans les années postindépendance, Moscou et Pékin ont sondé le sous-sol du frère guinéen, coopérant dans le domaine universitaire ou commercial, offrant même au pays… des chasse-neige, en témoignage de l’amitié soviéto-guinéenne, tandis que Sékou Touré, prix Lénine pour la paix en 1961, envoyait à Moscou les artistes des Ballets africains. Quarante ans plus tard, les Russes sont également chargés de l’exploitation de vastes gisements de bauxite à Kindia, en Basse-Guinée, à travers la Compagnie des bauxites de Kindia (CBK).

A l’« hôpital Pechiney », M. Alpha Hassimiou Diallo, médecin en chef, se fait l’avocat du diable. « Il faut bien se serrer la ceinture », estime ce praticien qui, du fait de son expérience dans les hôpitaux de la région parisienne, s’est habitué aux discours sur la réduction des coûts. « Chez vous aussi, on commence à ne plus rembourser certains médicaments, non ? » Pour lui, la qualification d’« hôpital mouroir » est infondée et traduit seulement la nostalgie d’une époque révolue. « Ici, 100 % des frais sont assurés par Rusal. C’est un hôpital pour les travailleurs et leurs familles, mais le reste de la population continue de venir parce que l’établissement a la réputation d’être le meilleur de Guinée. » Pourtant, le groupe russe n’a pas renouvelé les appareils de l’hôpital depuis 2007.

A Fria, crise ou pas, les trains de bauxite continuent de partir tous les jours pour Conakry. Lorsque le convoi siffle dans la capitale, les vieillards, se tenant droits, contemplent d’un air admiratif les seuls chemins de fer encore en activité, avant de saluer les richesses du pays qui leur filent sous le nez. Et les jeunes Guinéens (60 % de la population) se bouchent les oreilles et défient du regard l’arrivée des wagons — qui les plonge dans des nuages de poudre blanche. Le long de la voie, à Conakry, l’alumine colle à la peau des habitants. Elle scelle cinquante et un ans d’indépendance du seul pays qui osa dire « non » à la France (6), et dont on affirme qu’il fut le seul à échapper aux réseaux de la « Françafrique ». Le long des routes, des publicités géantes rappellent avec simplicité les slogans naguère usités : « Rusal : pour la Guinée, avec la Guinée. »

Julien Brygo Journaliste. Auteur avec Olivier Cyran de Boulots de merde ! Du cireur au trader, enquête sur l’utilité et la nuisance sociales des métiers, La Découverte Poche, Paris, 2018.


(1) En 1958, c’est sous l’impulsion d’Ahmed Sékou Touré (1922-1984) que les Guinéens ont rejeté par référendum la participation de leur pays à la Communauté française proposée par le général de Gaulle.

(2) Il s’agissait de l’américaine Olin Mathieson Chemical Corporation (48,5 %), des français Pechiney et Ugine (26,5 %), de The British Aluminium Company Ltd (10 %), d’Aluminium Suisse SA (10 %) et du groupe allemand Vereinigte Aluminium-Werke AG (5 %).

(3) A propos du paternalisme de Pechiney, cf. Céline Pauthier, « Fria, une ville-usine en Guinée », université Paris-VII (Denis-Diderot), 2001-2002, p. 17.

(4) A la fin du quatrième trimestre 2008, la tonne d’aluminium s’échangeait à moins de 1 500 dollars (1 000 euros) contre 2 450 dollars (1 700 euros) au troisième trimestre.

(5) Lire Odile Goerg, « Fin de règne sans fin en Guinée », Le Monde diplomatique, avril 2006.

(6) Lire Michel Galy, « Le vol suspendu de la Guinée », Le Monde diplomatique, décembre 2003.

monde-diplomatique

image_pdfTélécharger la version PDFimage_printImprimer l'article
Partager cet article

Toute l’actualité

Par Sékou Chérif Diallo Depuis le putsch militaire du 5 septembre 2021, la Guinée s'enlise dans un régime...