Cadre juridique du droit de propriété des personnes publiques en Guinée


Les opérations de récupération des biens de l’État suscitent un débat nourri sur la légalité des procédures mises en œuvre par les autorités de la transition. Compte tenu des arguments juridiques contradictoires avancés par les uns et les autres, une revue détaillée des textes applicables s’impose. Cette présentation pédagogique a surtout pour objectif de donner un avis éclairé sur la légalité ou non des transactions immobilières au titre desquelles la junte a adressé une sommation aux deux anciens Premier ministres, M. Cellou Dalein Diallo et M. Sydia Touré. Il sera ainsi abordé le cadre juridique encadrant la propriété d’une personne publique (I) et les sujets d’actualité qui découlent de ce débat (II).

1. Domaine public et domaine privé des personnes publiques

Il faut d’emblée préciser que le droit de propriété a toujours été garanti au plus haut niveau en Guinée. De la Loi fondamentale du 23 décembre 1990 à nos jours, un article lui est systématiquement consacré. C’est ainsi que l’article 13 de la Constitution du 19 avril 2010 dispose que « Le droit de propriété est garanti. Nul ne peut être exproprié si ce n’est dans l’intérêt légalement constaté de tous et sous réserve d’une juste et préalable indemnité ». La Charte de la transition actuellement en vigueur, et qui fait office de constitution provisoire, ne fait pas exception à la garantie accordée au droit de propriété.

Plus particulièrement, c’est l’ordonnance n° 92/019 du 30 mars 1992 portant Code foncier et domanial de la République de Guinée, qui constitue le cadre juridique qui régit l’administration des terres, aussi bien publiques que privées en Guinée. C’est ce texte qui s’appliquait au moment des cessions litigieuses, ce texte reste encore en vigueur aujourd’hui.

S’agissant des biens de l’État au sens large (État central, établissements publics et collectivités locales), appelés biens domaniaux, l’ordonnance opère dans son article 95, une distinction entre le « domaine public » et le « domaine privé ». Cette distinction est d’une importance capitale dans la mesure où elle détermine les règles applicables à chaque catégorie.

a) Domaine public

En effet, d’après les dispositions de l’article 96 de ce code, « le domaine public des personnes publiques est constitué par l’ensemble des biens de toute nature, immobiliers et mobiliers, classés ou délimités dans le domaine public, affectés à l’usage du public ou à un service public. Il comprend le domaine naturel et le domaine artificiel. »

Le domaine public naturel concerne par exemple l’espace aérien, les forêts du domaine forestier classé, les rivages de la mer… alors que le domaine artificiel concerne les routes, voies ferrées, ouvrages d’éclairages, emplacements des halles et marchés, bureaux des ministères, et de « manière générale, tous les biens affectés à l’usage du public ou un service public, sous réserve d’aménagements spéciaux » (article 98).

C’est tout naturellement que le domaine public de l’État est protégé : les biens relevant de cette catégorie sont inaliénables1 et imprescriptibles2 (article 101). Il est toutefois possible de procéder au déclassement, par décret, d’un bien public lorsqu’il ne « correspond plus à l’affectation qui lui avait été donnée » (article 113) pour le faire entrer dans le domaine privé de la personne publique. Il en découle que toute cession d’un bien public, sans déclassement préalable, est illégale, nulle et non avenu, et ne produit aucun droit pour le bénéficiaire.

b) Domaine privé

A l’inverse, « les biens des personnes publiques qui ne font pas partie du domaine public constituent le domaine privé » (article 114). Et à ce titre, « les biens du domaine privé sont soumis au régime de la propriété privée tel qu’il est défini par le Code civil… » (article 115).

Et par conséquent, « les biens du domaine privé des personnes publiques sont gérés comme les biens appartenant à des particuliers. L’amodiation, les locations, l’aliénation des immeubles du domaine privé, la prise en location et les acquisitions immobilières faites à l’amiable par les personnes publiques sont régies par les règles du Code civil » (article 121).

La première observation qui peut être faite consiste dès lors à constater que des habitations ou terrains nus se trouvant dans le portefeuille d’une personne publique relèvent de son domaine privé. Les biens que les deux anciens Premier ministres déclarent avoir acquis relevaient donc bel et bien du domaine privé de l’État.

Il ressort également de ces dispositions que les biens relevant du domaine privé de l’État sont soumis à un régime de droit privé et qu’ils sont, au contraire des biens du domaine public, aliénables et prescriptibles3 . Il en résulte également que tout contentieux né des transactions portant sur un bien du domaine privé de l’État relève de la compétence du seul juge civil et dans les mêmes conditions qu’un litige entre deux particuliers. Les règles du droit administratif sont inopérantes dans ce cas et un acte administratif sous forme d’injonctions adressées aux acquéreurs est donc illégale. Il va de soi que les courriers adressés à M. Cellou Dalein Diallo et M. Sidya Touré, les invitant à libérer les locaux qu’ils occupent, sont illégaux et n’ont aucune valeur juridique.

De la même façon, la sommation envoyée à la famille de Télly Diallo, qui aurait occupé la même bien depuis 1959 selon les informations publiées par la presse, seraient illégales sur la base de la prescription acquisitive.

Il est de la même façon évident que toute action unilatérale entreprise par un service de l’État pour déloger de force un particulier ayant acquis un domaine privé, et donc obtenu le titre de propriété, porte atteinte à des droits fondamentaux du domicile (articles 16 et 17 de la Charte) et de propriété (article 28 Charte), tous pourtant garantis par la charte octroyée par la junte. Par ailleurs, une telle action pourrait être qualifiée d’une voie de fait dans la mesure où il viole des libertés fondamentales susmentionnées et conduire à des actions en responsabilité de l’État qui pourraient aboutir au versement de dommages et intérêts au profit des victimes.

En outre, et tout comme les transactions immobilières entre particuliers, la mise en vente d’un bien du domaine privé de l’État n’est soumise à aucune mesure d’appel à la concurrence au contraire des obligations pesant sur les procédures des marchés publics formalisés dans le cadre des opérations d’achat de l’État ou de ses démembrements.

La seule obligation fondamentale qui caractérise la cession des biens du domaine privé porte sur l’interdiction de les vendre à un prix inférieur au prix de marché : « Aucune aliénation d’un bien du domaine privé ne peut être réalisée à titre gratuit ou à un prix inférieur à sa valeur vénale, sauf motif d’intérêt général. » (Article 123). De ce point de vue, si l’État est en mesure de démontrer que les cessions en cause ont été réalisées à un prix sous-évalué, ce motif peut conduire à faire annuler ces transactions.

2. Sujets d’actualités afférents

a) Enseignement historique du régime de la propriété publique en Guinée

Il est à rappeler à titre liminaire et pour des fins historiques que l’ordonnance de 1992 susmentionnée s’est substituée à la législation qui s’appliquait depuis la Première République. De façon étonnante, cette première législation accordait un « monopole de l’État sur l’ensemble des terres du pays, les particuliers jouissant de la terre grâce à des cessions à durée limitée, sous le principe de la concession. »4

Ce rappel historique permet d’affirmer que tous les terrains en Guinée ont appartenu à un moment ou un autre à l’État. Il va sans dire que toutes les terres et tous les biens immobiliers qui relèvent de la propriété privée aujourd’hui, relevaient autrefois du patrimoine privé de l’État, et pourraient par conséquent faire l’objet de récupération si l’on transpose la logique qui est aujourd’hui appliquée à ces anciens Premier ministres de la Guinée. Je peux affirmer sans risque de me tromper que tous les guinéens se seraient opposés, sans aucune exception, à une démarche des autorités de la transition visant à revenir à la situation de la Première République en Guinée. Pourquoi donc accepter un tel procédé des autorités actuelles, même s’il ne touche que quelques-uns, fussent-ils les puissants d’hier ?

b) Période d’exception

Certains de nos compatriotes font allusion à la période d’exception que constituerait la transition pour justifier la normalité de ces sommations et reconnaissent ainsi un droit au CNRD et au Gouvernement de transition pour procéder aux expropriations entamées.

Il faut répondre aux défenseurs d’une telle thèse qu’une période d’exception n’est pas une période de non-droit, mais au contraire, un passage de la vie de la République où le droit est aménagé. Aujourd’hui, en Guinée, cet aménagement est opéré, en guise de clin d’œil à l’histoire, par la « Charte octroyée » par « l’empereur Mamadi Doumbouya 1 er ». C’est d’ailleurs à ce titre que l’article 81 de ladite charte prévoit que « sauf abrogation expresse, les dispositions de la législation et de la règlementation en vigueur non contraires à la présente Charte demeurent entièrement applicables. » Et considérant qu’aucune disposition de ce Code foncier et domanial n’est contraire à la charte, ni même qu’aucune abrogation de ce code ne soit intervenue, ce texte reste par conséquent pleinement en vigueur et constitue la principale référence pour traiter des questions immobilières. Il s’en suit de là que le CNRD, le Président de la transition et le Gouvernement sont tous tenus au respect des dispositions et mesures contenues dans ce code. Cet argument de période d’exception est donc inopérant.

c) Privilège du préalable

D’autres encore, au rang desquels le ministre de l’Habitat et de l’urbanisme M. Ousmane Gaoual Diallo, convoquent la notion du privilège du préalable, pour expliquer que les citoyens concernés par ces sommations devraient d’abord s’exécuter, charge à eux de saisir un juge dans le cadre d’un éventuel litige à l’encontre de l’État. Il est vrai que ce privilège constitue une caractéristique fondamentale du droit administratif français – ainsi que celui de tous les pays qui s’en inspirent – et permet à l’État de faire exécuter, de force si nécessaire, ses actes relevant de prérogatives de puissance publique sans attendre une décision de justice.

Mais comme cela a été dit plus haut, cette notion ne s’applique que dans le périmètre du droit administratif et non du droit civil. Or, il a été démontré dans la première partie de cette note que les biens du domaine privé de l’État, selon les termes du Code foncier et domanial de 1992, sont soumis au droit civil. Il s’en suit de là que cette notion de privilège du préalable, cher à notre ministre, est aussi inopérante dans le conflit opposant l’État aux personnes ayant légalement acquis leurs domiciles, malgré leurs mises en demeure pour libérer ces mêmes biens.

Il faut par ailleurs préciser que même dans si le droit administratif devait s’appliquer, le champ d’application du privilège du préalable est circonscrit et ne s’applique pas à tous les actes de l’administration. Et à ce titre, toute exécution forcée de la décision administrative n’est valable que dans des cas limitativement prévus par la loi. D’abord, il faut qu’il existe une disposition réglementaire ou légale qui confère à l’administration le droit explicite de recourir à l’exécution forcée de sa décision contre l’administré. Il se trouve heureusement qu’aucune disposition de ce code foncier ne confère une telle compétence à l’État s’agissant de son domaine privé.

En conclusion et puisque le ministre Ousmane Gaoual Diallo cite Maurice Hauriou dans son étonnante sortie « Wikipédia », il m’appartient de lui rappeler que ce même doyen expliquait dans son précis de droit administratif et de droit public (1919) que si le droit devait s’opérer sur le terrain de la morale, alors on « verserait immédiatement dans l’inquisition et dans l’oppression des consciences ».

Fait à Paris, le 21/02/2022.

LJN


NOTES

1 Qui ne peut être aliéné ; qui ne peut être cédé, tant à titre gratuit qu’onéreux. Ce principe évite les démembrements dans le domaine public.

2 Que le temps ne peut abolir. L’imprescribilité permet de protéger le domaine public de l’acquisition de droits par les personnes qui l’utiliseraient de façon prolongée

3 La prescription acquisitive est un moyen d’acquérir un bien ou un droit par l’effet de la possession sans que celui qui l’allègue soit obligé d’en rapporter un titre ou qu’on puisse lui opposer. On parle de prescription acquisitive lors qu’une possession s’est opérée de façon continue et non interrompue, paisible, publique, non équivoque, et à titre de propriétaire. En France cette durée est fixée à 30 ans.

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